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Index des articles > Articles de presse > Pigeons de courses : le Maroc à tire d'ailes

 
 
Pigeons de courses : le Maroc à tire d'ailes
 
 

Article posté par ΩFrançois.
Paru le mardi 6 décembre 2016 à 17:22
Vu 951 fois.

Pigeons de courses : le Maroc à tire d'ailes



PARIS MATCH
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Mohammed Regragui, membre de la Ligue du Grand Casablanca de pigeons de course
Bienvenue au royaume de la colombophilie. De Casablanca à Fès, dresser un pigeon est question de passion... et de fierté. Les éleveurs rivalisent d'audace pour faire de leur volatile un champion qui leur assurera la gloire. Les concours attirent les foules et font monter les prix de ces athlète à plume, aussi recherchés que des pur-sang arabes.


"Khadij est un champion: 'Il a déjà gagné vingt courses!'»

Le plus grand plaisir, dit Adil Akerkaou, c'est le regard du pigeon quand il revient au colombier.» Sur ces mots, il caresse délicatement l'aile de l'oiseau qu'il tient entre les mains et fait les présentations: «Celui-ci s'appelle Khadij en hommage à ma femme, Khadija.» Juste avant, Adil a ouvert la porte de l'un des six compartiments de son colombier, qu'il appelle «dream loft», situé sur le toit de son modeste appartement du quartier populaire d'Aïn Chock, dans le sud du tentaculaire Casablanca. Sur son toit-terrasse, à l'abri de la frénésie des rues, l'oeil embrasse à perte de vue un paysage d'immeubles modernes, de minarets et d'innombrables paraboles satellites. Adil est allé doucement chercher Khadij, au milieu des roucoulements et des battements d'ailes. Il l'a reconnu instantanément parmi les 140 pigeons qu'il possède. Parce qu'il les connaît tous. Et parce que Khadij est le meilleur de ses oiseaux: «Il a déjà gagné vingt courses !» Adil Akerkaou, comme des milliers de Marocains, est un passionné de colombophilie, l'élevage de pigeons voyageurs. Il élève, dresse et entraîne des volatiles capables de retrouver leur colombier depuis aussi loin que les étendues désertiques du Sahara, aux confins méridionaux du royaume, à plus de 1000 kilomètres. A vol d'oiseau, bien sûr.


Ces athlètes du ciel marocain

« C'est les pigeons ou moi"

Un amour parfois dévorant: «J'aime beaucoup mes oiseaux, raconte Abdelaziz Ouadidan Idrissa. Ils sont comme ma famille. J'ai deux enfants, et mes pigeons, c'est le troisième. D'ailleurs, un jour, ma femme m'a dit: 'C'est les pigeons ou moi.' Je lui ai répondu: 'Pars, si tu veux.'» La colombophilie peut avoir des conséquences sur la vie de couple... «Ils demandent plusieurs heures de travail par jour, explique Adil Akerkaou, contrôleur automobile de profession. Il faut les nourrir avec un mélange de blé, de maïs, d'orge, de froment et parfois de riz, les soigner, leur donner des vitamines, les entraîner, nettoyer leur colombier. Et... les marier », comme on dit avec la pudeur marocaine pour évoquer la reproduction. A leur naissance, les animaux chéris sont baptisés: Sloughi, comme une race de chiens de chasse très rapides, Semara, comme sa ville sahraouie d'origine, Drogba ou Diego [Maradona], comme des footballeurs, Rambo, pour célébrer sa force, ou encore DiCaprio, s'il est particulièrement beau! La passion d'Adil est née dès son enfance à Casablanca: «Mon voisin était colombophile, ici, les enfants jouent sur les toits. Je le regardais, fasciné. Un jour, il a commencé à m'initier et il m'a fait comprendre que c'était un vrai engagement. Alors, j'ai demandé à mon père de m'acheter un pigeon.» La graine était plantée.

50000 euros d'investissement

Zoubeïr Khaimimi, lui aussi, a couvé ses premiers oiseaux lorsqu'il était enfant, avec son frère jumeau. Trente ans plus tard, il est le propriétaire de l'hôtel Mon Rêve, en plein centre de Casablanca. Depuis son toit-terrasse, la vue est dégagée sur l'animation du marché central, d'où montent les avertisseurs et les cris des marchands. Et là, au sommet de Mon Rêve, se déploie son colombier où nichent 130 pigeons qui font de lui un colombophile respecté, l'un des meilleurs du Maroc. Pour arriver à ce niveau, Zoubeïr a dû dépenser son temps mais aussi son argent: «J'ai investi 500000 dirhams [près de 50000 euros] dans des couples de reproducteurs.» Une passion débordante alors que le salaire mensuel moyen atteint à peine les 3000 dirhams [moins de 300 euros]. Cette fièvre colombophile rassemble toutes les classes sociales, dans un pays où elles se mélangent peu. A Aïn Chock, Adil Akerkaou possède lui aussi 21 reproducteurs, qu'il a dû acheter. A l'autre bout de la ville, dans le quartier d'Aïn Sebaa, Saad Boudsi reçoit dans sa villa, dont le toit est intégralement occupé par ses précieux volatiles. «J'ai investi 34000 euros il y a quatre ans, explique ce patron d'une société de transport. J'ai 120 pigeons de course et j'ai 60 reproducteurs, dont 90% viennent d'Europe.» Car c'est de l'autre côté de la Méditerranée que sont élevés les oiseaux qui donneront potentiellement naissance à de futurs coureurs et permettront d'espérer bâtir une lignée de champions.

... Et 2000 pour un bon reproducteur

Les meilleurs colombophiles sont principalement en Belgique et aux Pays-Bas, mais aussi au Royaume-Uni, au Portugal ainsi qu'en France, dans le Nord et le Pas-de-Calais. En 2013, la vente aux enchères pour 310000 euros du pigeon le plus cher du monde, nommé Bolt en hommage au sprinteur jamaïcain, avait donné un bref coup de projecteur médiatique sur la colombophilie. Il provenait du colombier du Belge Leo Heremans, dieu vivant des colombophiles marocains. Sans atteindre ces sommes astronomiques, «le prix d'achat d'un bon reproducteur, précise Mohammed Regragui, membre de la Ligue du Grand Casablanca, c'est 2000 euros, plus les frais de transport depuis l'Europe.» Pour acquérir les précieux volatiles, les pratiquants du royaume chérifien marchandent, avec un savoir-faire consommé, les meilleurs compétiteurs, mais surtout leur progéniture. Le vainqueur d'une course a ainsi toutes les chances d'être sollicité par d'autres amateurs qui rêvent de récupérer un jour un petit aussi brillant que son ascendant. D'autant que les pigeons ont le vent en poupe au Maroc et attirent de plus en plus d'adeptes. «Maintenant, la concurrence est rude, déclare Smaïl Goumhand. La colombophilie est en plein développement, et ce sont des jeunes âgés de 16 à 30 ans qui s'y mettent.» Pour Abdelaziz Ouadidan Idrissi, «la différence entre le Maroc et l'Europe, c'est que, chez vous, les pratiquants sont des retraités! ». Ils ont beau se réjouir de voir leur passion essaimer, les membres de l'association d'Abdelaziz commencent à trouver que les échanges d'oiseaux et la course à la perle rare s'intensifient un peu trop, faisant grimper les prix. C'est aussi l'avis de Bouchta. Commerçant et colombophile, il n'entraîne pas ses volatiles au-dessus des immeubles modernes de Casablanca. Pour le retrouver, il faut se rendre à Fès. Un autre Maroc.

Le coordonnier bichonne ses oiseaux

Un Maroc de carte postale. Ruelles tortueuses, mosquées millénaires aux toits verts, ânes chargés de marchandises, monumentales portes médiévales ouvragées, riads fastueux aux plafonds travaillés, boutiques d'épices où rougeoie le safran des hauts plateaux de l'Atlas, tanneries de cuir aux cuves multicolores exhalant une odeur irrespirable... L'échoppe de Bouchta se situe au détour d'une ruelle du labyrinthe géant de la médina. Fondée au VIIIe siècle, c'est la plus grande du monde avec plus de 150000 habitants. Comme beaucoup de commerçants fassis, Bouchta travaille avant tout le cuir ; il est cordonnier. Parmi un amoncellement de semelles et de chaussures, une vingtaine de cages abritent de magnifiques oiseaux au plumage impeccable qui roucoulent paisiblement, indifférents au tumultueux vacarme. L'artisan nous pilote parmi eux : « Les pigeons de course sont là-bas. Ici, ce sont les pigeons de collection. Et ceux-là, c'est pour manger.» En effet, tous les pigeons du Maroc ne connaissent pas un sort aussi heureux que ceux entraînés pour la colombophilie, choyés par leurs propriétaires. La plupart finissent leur «course» en pastilla, cette tourte sucrée-salée aux feuilles de brick, miel, amandes, safran et sucre, un mets de choix dont raffolent les Marocains et les touristes. On s'attendrait à un haut-le-coeur de la part de Bouchta car de nombreux colombophiles se refusent à déguster les cousins des habitants de leur colombier. Mais pas du tout! «J'en mange cinq ou six par semaine. Hier, j'en ai mangé trois », lance le gourmand en tapant sur ses semelles.
Lui aussi s'avoue dubitatif quant au développement de la colombophilie : « Il y a chaque année davantage d'amateurs. Maintenant, il y en a trop. De plus en plus de gens viennent me voir et me demandent si je suis prêt à leur vendre mon meilleur pigeon. Je leur réponds que, moi vivant, je ne le vendrai jamais!» Mais, il le sait bien, cette popularité est aussi une bonne nouvelle pour les affaires. «Le prix d'un pigeon marocain, c'est en général 1000 à 1500 dirhams [90 à 135 euros] et peut aller jusqu'à 3000 dirhams [280 euros].» Sans garantie de résultat, évidemment. Les performances d'un pigeon dépendront surtout de l'assiduité de son maître au dressage. Et, là-dessus, Bouchta, intarissable, en connaît un rayon: «On achète un pigeon, on l'installe au colombier. On le marie. On attend quelques mois, on pose des bagues sur les bébés et on attend qu'ils grandissent pour les mettre pendant deux semaines dans le colombier sur le toit. Ensuite seulement, on en prend un, on le lâche depuis la maison, il fait un petit tour et il revient. On fait ça pendant trois semaines pour qu'il connaisse bien la maison. Puis on l'emporte dans une cage jusqu'à une distance de 5 kilomètres à l'extérieur de la médina. Pendant une semaine, on le lâche deux fois depuis les quatre points cardinaux. La semaine suivante, on lui fait parcourir 10 kilomètres, puis 20, 30, 50 et 100.»

Sur plusieurs milliers d'oiseaux au départ, seule une poignée d'entre eux réussiront

C'est alors que débutent les courses de vitesse. Les trajets augmentent peu à peu, et le tri s'opère entre les oiseaux capables de tenir la distance et les autres. Chaque année, seule une poignée d'entre eux, sur plusieurs milliers au départ, réussiront les courses de vitesse, de demi-fond et de fond, jusqu'à l'épreuve ultime, les fameux 1000 kilomètres depuis le Sahara. «Si tu as un pigeon capable d'arriver premier en fond, c'est un immense honneur. Tu es le roi.» Il se reprend: «Non, pas comme le roi, mais tu as le même honneur qu'un roi.» Ouf! Indéfectible déférence envers Sa Majesté, comme s'il pouvait l'entendre! Bien sûr, il arrive que des pigeons ne rentrent jamais, se perdent en route, succombent à un combat avec un faucon ou un rapace malgré la peinture rose dont les badigeonnent les colombophiles pour effrayer ces prédateurs. C'est un terrible et sincère crève-coeur pour leurs maîtres. Mais quand l'un des oiseaux perdus retrouve son chemin et atterrit enfin au bercail, épuisé, c'est la fête! Bouchta raconte solennellement: «Parfois, je ne le vois pas revenir pendant deux ou trois semaines. Je m'inquiète. Je pense que c'est fini. Et puis, un beau jour, quand il revient, je sais que c'est un très bon, qu'il a de la mémoire, du caractère, qu'il ne se perdra plus jamais et que je vais le garder. Il a peut-être fait tout le tour du Maroc!» Entre l'homme et l'oiseau, c'est une histoire d'amour.