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Index des articles > Articles de presse > Toujours les pigeons voyageurs...

 
 
Toujours les pigeons voyageurs...
 
 

Article posté par ΩFrançois.
Paru le mardi 18 juillet 2006 à 07:59
Vu 984 fois.

Toujours les pigeons voyageurs...



e mardi 25 juillet 1815, un certain Henri Beyle dessine dans son journal intime. Tombé avec son héros Napoléon après les Cent-Jours, il a choisi de s'exiler à Milan, en Italie, sa patrie d'élection. Il signera son premier ouvrage personnel, Rome, Naples et Florence en 1817, sous le pseudonyme de Stendhal.


En juillet 1815, de passage à Venise, il tient son journal pour lui seul, moins touché, semble-t-il, par les fastes architecturaux de la Sérénissime que par le nombre des femmes qu'il escompte y trousser sans effort excessif ; il se promène, va au bal, s'ennuie un peu et peste tout à coup : "J'ai lu au café Florian les malheurs et l'avilissement de la France, je veux dire l'entrée du roi et ses premiers actes. Le parti de l'éteignoir triomphe." Quoi que l'on pense des réactions d'Henri Beyle, il est intéressant de relever ces mots - "J'ai lu au café Florian..." -, qui résonnent de manière aussi anodine qu'à présent : "J'ai entendu à la radio, vu à la télé..."

Ces informations qui l'irritent en juillet 1815 ne lui sont rapportées ni par un voyageur ni par un diplomate, mais par la presse. Il les lit dans un journal mis par le café Florian à la disposition de ses clients. Henri Beyle ne s'étend pas davantage sur ce point parce qu'avant l'invention des médias audiovisuels, la chose va de soi. Les rois, les généraux, les banquiers ont des espions rapides ou des pigeons voyageurs, qui leur donnent parfois de précieuses heures d'avance pour agir, mais le grand public n'est informé que par les journaux. Et la distribution de ceux-ci n'étant pas organisée comme aujourd'hui, quel meilleur endroit pour les consulter - surtout si l'on est à l'étranger - qu'un café ?

Quant au choix du Florian, dont Stendhal parle peu par ailleurs, il s'impose avec évidence et Henri Beyle juge cuistre d'en dire plus. Non seulement le Florian est déjà le café préféré des Français à Venise, mais c'est ici qu'en 1760, le comte Gozzi a lancé l'une des premières revues d'Italie, la Gazetta veneta. Dans cet ancêtre des magazines people, le comte chronique les événements mondains, les potins de la cité des doges, et fait une large place aux petites annonces.

Selon Robert de Laroche, historiographe distingué de l'établissement (Café Florian, La Renaissance du livre, 2000), la Gazetta est souvent lue à haute voix afin que chacun en profite : "Lire le journal est une pratique collective qui donne lieu à discussions et commentaires animés. Pour les annonces, c'est très simple : a-t-on égaré un éventail, perdu un chien ? Veut-on vendre un appartement ? Quelques lignes dans la Gazetta, et les personnes concernées ou intéressées n'ont plus alors qu'à s'adresser à ce brave Florian, qui transmettra."

La publication de Gozzi, dont la politique est bannie, se vend au prix d'une gazetta, une pièce de monnaie locale. Le mot désigne aussi une petite pie, et cette pie indiscrète et bavarde, à l'image des amateurs de café, va inspirer d'innombrables "gazettes" dans toute l'Europe à mesure que le noir breuvage y étend son empire, déliant les langues et, le cas échéant, les intelligences. Dès l'origine, un pacte est donc scellé entre le café, la conversation et la presse. Des journaux d'information plus sérieux, certes, rejoindront les nids enfumés de la pie cancanière, mais il est tout naturel, en juillet 1815, qu'un individu curieux comme Henri Beyle se rende au Florian pour lire le journal en buvant son café.

Un siècle plus tôt, la place Saint-Marc possède déjà de nombreux débits de café lorsqu'en décembre 1720, au début du carnaval, un certain Floriano Francesconi loue deux petites salles sous les procuraties, les palais des hauts magistrats.

Il y accroche son enseigne patriotique : "Alla Venezia trionfante". Ignore-t-il que Venise n'est plus triomphante, sur le plan militaire, depuis la paix signée deux ans plus tôt à Passarowitz entre les Autrichiens et les Turcs ? Ses clients n'y voient aucune malice et se disent simplement : "Andemo da Florian" ("allons chez Florian"). La boutique est modeste, sans vitre. En hiver, on y boit le café les pieds dans la neige ; en été, Florian dispose des tables et des sièges sur les dalles de la piazza.

On ne sait rien de ce Francesconi qui ne laissera à l'histoire que son prénom. Assez sympathique, sans doute, pour s'attacher un solide noyau d'habitués, il résiste à la concurrence, accueille la Gazetta du comte Gozzi, agrandit son café de deux salons en 1750. Soucieux de maintenir sa réputation d'honorabilité dans une ville repliée sur elle-même, en proie à une frénésie de fêtes, où la noblesse se ruine en jeux de hasard plus ou moins clandestins, il veille aussi à chasser les tricheurs de chez lui.

Son neveu Valentino lui succède en 1773 et fait preuve de la même habileté à travers les temps difficiles qui s'annoncent. Lorsque le Conseil des Dix interdit aux femmes de pénétrer dans les cafés en dehors du carnaval, Valentino obtient une dérogation pour son établissement bien fréquenté, où aucun scandale n'éclate jamais. Le métier de cabaretier exige de la diplomatie et parfois quelques bassesses.

Le Florian est le rendez-vous favori de ces maudits Français aux propos révolutionnaires, et si Valentino ne peut les empêcher de parler, il ne se prive pas, selon Robert de Laroche, de les dénoncer avec zèle aux inquisiteurs.

En fait, la vraie conviction politique de celui qui se fait appeler Valentin Florian est de maintenir à flot sa barque contre vents et marées. A l'arrivée des troupes de Bonaparte en mai 1797, c'est lui qui ôte du fronton l'enseigne de "La Venise triomphante" pour la remplacer par le prénom de son oncle. La Sérénissime sombre, le Florian surnage. Valentino installe d'autres salons, un billard, et son café devient le plus célèbre d'Europe.

Tout au long du XIXe siècle, on y croisera l'aristocratie des lettres, entre autres Germaine de Staël, Benjamin Constant, Chateaubriand, Stendhal, Lord Byron, Shelley, George Sand, Alfred de Musset, Charles Dickens, Alexandre Dumas père, Théophile Gautier